Comme d’habitude, à quelques semaines du départ, je suis soumise à des alternatives mentales diverses : le malaise et la réjouissance.
Le malaise, avec l’appréhension de retrouver le monde, la foule, les hordes de touristes, le commerce qui bat son plein, jour et nuit, les pacotilles dans les vitrines, les publicités énormes qui barrent les splendides palais, l’impression aussi d’être dans une ville musée, une coquille vide, transformée en un immense appartement et un gigantesque cornet de glace… Sur les Zaterre, dès le matin, en faisant mes courses chez Billa, la supérette du quartier, je regarde avec tristesse les grands paquebots glisser lentement dans le canal de la Giudecca, remplis de 5000 personnes faisant coucou de la main aux passants. De la gare maritime s'écoule la gigantesque chenille à 10 000 pattes des visiteurs journaliers, venus jeter un œil sur Venise, visite éclair, souvenirs durables ? Ils suivent tranquillement le guide au parapluie de couleur qui s’élève au dessus de toutes les têtes. Mais comment faire autrement pour voir Venise en une journée clé en mains ? Tout le monde a droit à Venise, c'est bien normal, ultra naturel, mais comment faire pour garder à cette ville un peu de quotidien authentique ? Une vie de quartier comme partout ailleurs dans le monde ? Impossible à Venise, tout y est fait pour le tourisme, et chaque année c’est pire…
La poste vendue, le marché du Rialto bientôt disparu ? Les librairies devenues marchandes de souvenirs, le boulanger, le charcutier, le droguiste, fermés les uns après les autres, qui proposent maintenant des perles, des masques et des porte-clés…Comment retrouver le plaisir, l’émerveillement à parcourir la Sérénissime ?
Comment ne pas penser à tous les projets qui se terminent pour la mettre à l’abri du temps, du vent et des tempêtes, des inondations, comme les vannes à clapets posées à l’entrée de la lagune, et qui devraient éviter l’acqua alta (Mo.S.E, Modulo Sperimentale Elettromeccanico), sans certitude, et ce qui se murmure, d’un transport souterrain qui irait de la gare, de l’aéroport, au centre ville ?… La cerise sur le gâteau, le câblage de la ville qui permet de s’orienter via son téléphone mobile, répartissant la foule de touristes un peu partout dans la ville…
Venise, inscrite au patrimoine culturel mondial depuis 1987, attire de plus en plus de monde, c’est naturel, comme le site d’Angkor dont je vous ai raconté la visite cet hiver, couvert de cars, de bus, de motos, de tuk-tuk, de voitures… Impossible d’éprouver la plus petite émotion devant ces fourmilières qui portent des chapeaux de soleil et des appareils photos…
Venise me fait un peu le même effet, elle va me précipiter dans la tentation de l'achat, comme tout le monde : dépense, consommation, distraction… Rien n’est gratuit à Venise, tout se paye très cher, d’une rive à l’autre, impossible d’aller à la nage…
Seules, peut-être, les plages du Lido offrent-elles de vrais lieux publics, je ne sais pas… Je n’y vais jamais.
Alors, me direz-vous, que va-t-elle faire dans cette gondole ?
Je ne sais plus en fait, mais l’envie est tenace chaque année d’y retourner, impossible de ne plus la voir, de ne plus me laisser porter sur la voie royale du Grand Canal, bordé des dentelles de Bruges et des couleurs des peintres, la fascination est intacte, entre ce que je repousse et ce qui m’attire toujours… J’arrive !
Quand je découvre un lieu, une belle place, une petite cour où je suis seule, je savoure la victoire qui m’est accordée et, pour me récompenser de ma fidélité, j’enlève mon chapeau de paille, j’ajuste mes lunettes de soleil, je prends la pose et je respire, à l’ombre de plus de 1000 ans d’histoire, je fais comme si j’étais encore au siècle dernier, je vais boire à la fontaine. Tant de merveilles ont été mises ensemble dans cette ville, bien rangées, à la même place exactement qu’aux premiers jours de leur création.
Pour ma plus grande joie il y aura la Biennale de Venise, et déjà je savoure la joie d’y retrouver Christian Boltanski, représentant la France dans le grand pavillon, ce grand artiste que j’aime, qui me va droit au cœur… Battements de mon cœur, que j’ai laissés enregistrer pour participer au grand projet utopique auquel il travaille depuis plusieurs années : réunir, en un seul lieu, les enregistrements sonores des battements de cœur de l’humanité, c’est dans l’île japonaise de Teshima que Les Archives du cœur sont ouvertes au public depuis 2010, dans le cadre de la Naoshima Fukutate Art Museum Fundation… Biens d’autres artistes contemporains me réserveront mille surprises, ces surprises que j’attends de Venise…
Mais déjà, ce sont de grands plaisirs dont je vous parle…
Arriver à Venise, c’est d’abord le train, wagons-lits que je vais utiliser pour la première fois, le luxe… Aller-retour…
Le premier petit choc du bord de l’eau à la gare, en face de cette grande église, en travaux depuis plus de 10 ans, San Simeon Piccolo, construite au 18e siècle, inspirée de Palladio et Longhena, encore recouverte de publicité ?
Prendre le pont de la Constitution pour gagner Dorsoduro, mon quartier, je lève la tête, la visite commence… Un mois, c’est long, c’est court…
Je ne sais pas ce que je vais vivre, ce que je vais en dire… J’arrive !