En attendant l'automne
De loin, je la voyais avancer plus péniblement que d'habitude, à petits pas, bien comptés, sans hâte, pas aussi bien coiffée que d’habitude, le cheveux moins lisse, moins soigné, moins coloré, elle poussait son chariot à roulettes, elle venait de faire ses courses. Je ne pouvais l’éviter, nous sommes arrivées toutes les deux au bout du même trottoir, venant de directions opposées, et forcément nous avons parlé, tu vas bien ? Elle avait ses yeux plus pâles, juste un petit hochement de tête qui voulait dire, pas si bien que ça, je l’ai vu tout de suite.
Tu es triste ? Non, je vais bien, à traduire par, je ne vais pas bien, tu sais c’est Raoul qui ne va pas bien, il déprime, ah ! Bon, pourquoi ? Je ne sais pas, il est triste, tu verrais comme il a maigri, c‘est vrai ? Oui, tu sais, il est fatigué, moi aussi, on refait la maison, les peintures, on fait propre, y’en a partout… L’autre jour il y avait Fabien (leur fils) et mon petit-fils, ils donnaient la main, tu comprends maintenant, c’est leur tour d’aider, et je voyais bien que Raoul ne le vivait pas bien, oui, il regardait son fils, son petit-fils faire ce qu'il faisait encore il y a quelques années...
Tu vois, lui qui était un bon ébéniste-vernisseur, l'autre jour, il a essayé de nettoyer un meuble vernis sur lequel il y avait une grosse tache noire, mais il n’y arrive pas bien, la tache est devenue de plus en plus grosse, il faut tout dévernir autour, ça prend d'autres proportions, c’est un boulot de fou… Il n’y arrive plus bien comme avant, et quand il a vu son fils et son petit-fils mettre la main à la pâte pour la maison, faire ce qu’il fallait, tout d'un coup il était devenu le fils de ses enfants, tu comprends, il avait passé la main, sans même s'en rendre compte, et il a du mal à accepter. Je crois que c’est pour ça qu’il est triste, il n’a plus de progrès à faire pour l’avenir, il se sent amoindri, je pense que c’est ça, j’ai bien observé…
Après l'été
Il a du travail qui l’attend, des fauteuils, un guéridon à refaire, mais il a tout rendu, il ne peut plus faire le travail, tu vois ? C’est terrible pour lui de tout rendre, voilà, je ne suis plus bon à rien, pas la peine d’attendre quoi que ce soit de moi, je ne vaux plus rien, je suis rayé de la carte.
Il est triste, oui, je comprends et ça te rends triste aussi de le voir comme ça, oui, j’espère qu’il va aller mieux, qu’il va reprendre du poil de la bête comme on dit, elle me dit ça avec le joli sourire qu’elle a toujours, tout en douceur et en profondeur, ses rides à elle, ce sont ses sourires… Elle est douce et tranquille, elle connaît l'âme comme personne, et elle en parle avec des mots si justes, si précis, c'est une orfèvre du coeur.
Mais dis-moi, t’as quel âge, toi ? Et boum, c’était à moi que ce discours s’adressait, tu ne les fais pas du tout, soulagée, je suis comme ma mère tu sais, elle non plus elle ne faisait pas son âge, c’est ça, tu dois tenir de ta maman. J’ai souri…
C’est toujours à ce moment-là que les années pèsent le plus lourd, quand on te demande l’âge que tu as, naïvement, comme ça, pour savoir, pour avoir des repères, soit tu fais plus, soit on ne sait pas très bien, on voudrait bien savoir au juste… Mais de toute façon tu ne perds rien pour attendre, c'est la pensée qui te suit pour le reste de la journée.
J’ai continué mon chemin, à nu, dépouillée de mon âge, je fais plus je fais moins, de toute façon, je fais ce que ça fait, je lui avais dit, ne t’en fais pas, ça va aller mieux pour toi, Raoul va s’en remettre, il va passer à autre chose, continue à bouger, réfléchir, sourire, passe une bonne journée, un bon dimanche, à très bientôt.
Fin de saison
Dans la soirée, j’ai pensé au temps qui passe, qui passe par-dessus tout le monde, tu les fais, tu les fais pas, ça n’a aucune importance, c’est l’heure du temps présent qu’il faut vivre… L’heure du temps présent…La vie passe comme un éclair !
Ce matin au marché, le temps pesait moins lourd, les bavardages allaient bon train, entre deux légumes anciens, joliment arrangés dans des petits paniers, très à la mode en ce moment, très appétissants, j’ai trouvé quelqu’un qui pensait que nous étions trop sur la Terre, trop pour nourrir tout le monde, trop pour ne pas abîmer la Terre, tu crois ça, toi ? J’ai terminé mon marché avec les fruits de saison, les légumes anciens, ça donnait un petit coup de jeune de manger comme ça, totalement bio, totalement dans le vent, totalement de saison...
Les fleurs de l'été